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Dix-Neuf
Journal of the Society of Dix-Neuviémistes
Volume 28, 2024 - Issue 1: Science and Culture after the Advent of Race
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Research Article

Ourika, une clairvoyance noire

Pages 9-19 | Published online: 12 May 2024
 

ABSTRACT

Cet article, qui porte sur la nouvelle de Claire de Duras Ourika (1823), émet l’hypothèse que la mélancolie de l’héroïne est tout à la fois un diagnostic lucide que propose l’autrice sur l’impossibilité, pour une jeune fille noire vivant à Paris au début du xixe siècle, d’être reconnue comme un être humain à part entière, et le dévoilement d’une conscience réflexive qui constitue à elle seule une forme de protestation, donc de résistance face au racisme négrophobe dont elle est victime. La plainte d’Ourika révèle une forme d’agentivité, fût-ce dans le désespoir conduisant à une fin tragique.

This article, which concerns Claire de Duras’s novella Ourika (1823), proposes that the melancholy of the protagonist is both a lucid diagnosis, on behalf of the author, of the impossibility for a Black young woman living in Paris at the beginning of the nineteenth century to have her humanity fully recognised, and the revelation of a reflexive conscience which constitutes her only form of resistance against the negrophobic racism of which she is the victim. Ourika’s lament thus reveals a form of agency, despite its desperate tone and tragic end.

Disclosure Statement

No potential conflict of interest was reported by the author(s).

Notes

1 Je remercie chaleureusement Julia Hartley pour sa lecture attentive de mon article et pour ses commentaires constructifs. Depuis la rédaction de cet article, une réédition d'Ourika, avec des textes inédits de l'autrice, a été procurée par Marie-Bénédicte Diethelm : Claire de Duras, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, “Folio Classiques”, 2023.

2 Léon-François Hoffmann avait signalé ce caractère précurseur d’Ourika, s’agissant en outre d’une nouvelle donnant la parole à une Noire, dans son ouvrage lui-même fondateur, Le Nègre romantique (Citation1973), 223–227.

3 Pour l’histoire de ce texte, de sa publication et de sa réception, voir l’édition des trois nouvelles de Claire de Duras par Marie-Bénédicte Diethelm, avec une préface de Marc Fumaroli (Citation2007). C’est à cette édition que renverront nos citations. Sur Ourika, voir la bibliographie critique établie par M.-B. Diethelm (Citation2007, 331), ainsi que Christopher L. Miller (Citation2008, 158–173), qui conclut son excellent chapitre en considérant qu’il ne s’agit pas véritablement d’un texte abolitionniste, même s’il met en scène le préjugé de race.

4 « When a young doctor is unable to cure her depression, she seeks solace in a dilapidated convent, where she succumbs to her illness and dies, teaching the reader that blackness is an illness as fatal to France as it is to Ourika » (Citation2020, 86–87). Nous en profitons pour signaler que R. Mitchell commet une légère erreur de lecture, qui du coup la conduit à « charger » plus que nécessaire le chevalier de B. : « The story begins when the “Chevalier de B.” purchases Ourika at a slave market in Senegal […] » (Citation2020, 85), alors que le texte dit clairement qu’Ourika avait déjà été embarquée sur un bateau négrier (« ma mère était morte, on m’emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. M. de B. m’acheta […] » (Citation2007, 67) – d’où le fait que l’enfant est effectivement sauvée in extremis, arrachée à son statut d’esclave, mais aussi à une vie de souffrance à laquelle elle n’aurait sans doute pas pu échapper en étant envoyée dans une plantation américaine ; signalons enfin une faute de transcription faite par R. Mitchell dans l’inscription figurant sur le cadre du portrait d’Ourika reproduit (82) : il faut lire non pas « Son regard triste et joieux implore la pitié » (ce qui ne fait pas sens), mais, pour autant que nous puissions déchiffrer le mot problématique, « Son regard triste et doux implore la pitié ».

5 On trouve la mention de cette « petite captive » à la lettre 200 que le chevalier de Boufflers envoie, le 19 juillet 1786, alors qu’il se trouve au large des Açores, à son amante restée en France la comtesse de Sabran (Citation1998, 170).

6 « L’empereur Napoléon avait permis depuis peu le rétablissement de quelques-uns de ces couvents : celui où je me rendais était destiné à l’éducation de la jeunesse et appartenait à l’ordre des Ursulines », écrit le médecin (Citation2007, 63). Cet indice permet de comprendre qu’on est en 1804. Le temps de l’histoire est donc celui de l’Empire, alors que celui de l’autrice est la Restauration–mais le lecteur oublie vite cette distinction et tend à superposer les deux époques, comme si la nouvelle se situait plutôt à l’époque où écrit la duchesse de Duras, phénomène accentué sans doute par l’empathie (communicative) que celle-ci manifeste pour son héroïne.

7 « À présent, c’était dans le cœur de Charles que je cherchais un abri ; j’étais fière de son amitié, je l’étais encore plus de ses vertus ; je l’admirais comme ce que je connaissais de plus parfait sur la terre. J’avais cru autrefois aimer Charles comme un frère ; mais depuis que j’étais toujours souffrante, il me semblait que j’étais vieillie, et que ma tendresse pour lui ressemblait plutôt à celle d’une mère » (Citation2007, 83). Nous rejoignons ici l’analyse de Chantal Bertrand-Jennings : « L’ambiguïté de ce que ressent Ourika pour Charles est totale » (Citation1989, 46).

8 C’est la seconde révélation que fait la marquise de … à Ourika (Citation2007, 93), sur laquelle on reviendra.

9 Claire de Duras est bien une autrice de son temps, et il est révélateur qu’elle place sa nouvelle sous le signe de Byron (« This is to be alone, this, this is solitude » [Citation2007, 61]), et plus précisément du Pèlerinage de Childe-Harold, qui dit la solitude extrême dont souffre Ourika elle-même – c’est l’un des leitmotive de son récit.

10 « “Vous savez combien je vous aime depuis votre enfance, et je ne puis voir, sans une véritable peine, la mélancolie dans laquelle vous vous plongez” » (Citation2007, 91).

11 2007, 338, note 1 de la p. 70. M.-B. Diethelm renvoie à Françoise Messardier-Kennedy (Citation1994, 191).

12 Sur cette question, voir le chapitre introductif de Jean-Marc Moura à La Littérature des lointains (Citation1998).

13 On peut penser à la théorie de la performativité des actes dans le contexte du « genre » telle qu’elle est proposée par Judith Butler, qui critique de manière radicale toute forme de naturalité dans les gestes, les postures et les attitudes corporelles : « As an intentionally organized materiality, the body is always an embodying of possibilities both conditioned and circumscribed by historical convention, as Beauvoir has claimed, and is a manner of doing, dramatizing, and reproducing a historical situation » (Citation1988, 521; souligné dans le texte). Je remercie Julia Hartley pour m’avoir fait connaître ce texte et signalé ce parallèle possible avec la situation d’Ourika.

14 Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, dans Œuvres, t. I, éd. Jean Boissel, sous la dir. de Jean Gaulmier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983. Sur le métissage dans les théories raciales du dix-neuvième siècle (dont Gobineau), voir Young (Citation1995).

15 Voir Sartre (Citation1943), p. 316 et suiv.

16 Voir sur ce point Fanon (Citation2015). Dans l’épisode de la danse africaine, Ourika revêt un masque « noir », mais qui équivaut en réalité au masque blanc dont parle Fanon, puisqu’il s’agit d’une altérité noire construite, exotisée par la société blanche qui met en scène ce spectacle en vue de son propre plaisir, dans le cadre général d’une situation de domination.

17 Sala-Molins (Citation1987). Le « calvaire de Canaan » renvoie à l’épisode biblique où Cham, voyant la nudité de son père Noé en état d’ivresse, rapporte la chose à ses frères Sem et Japhet ; réveillé, Noé condamne Canaan, fils de Cham, à devenir esclave (Genèse, 9, 18–29)–toute une tradition chrétienne fait alors des Africains les descendants de Cham, considérant du même coup que l’esclavage serait intrinsèquement lié aux Noirs.

18 Expression entendue non pas au sens lacanien, comme le moment où le petit enfant construit son propre « je » par la projection, dans le miroir, d’un corps qu’il se réapproprie comme une unité, mais au sens où le regard qu’Ourika porte sur son propre corps relève d’une projection aliénante.

19 Sur l’importance du modèle polygéniste, qui prend peu à peu le pas sur la conception monogéniste largement partagée à l’époque des Lumières, voir Blanckaert (Citation2003).

20 Voir l’article très documenté de Blanckaert (Citation1987), qui place Virey, avec Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, dans la lignée des théories classificatrices et hiérarchisantes pour lesquelles les Physiognomische Fragmente (1775–1778) de Lavater jouent un rôle fondateur (voir en particulier p. 427 et suiv.).

21 Voir Duvernay-Bolens (Citation1995), p. 9–32, en particulier p. 10–13 (« L’homme et le singe »).

22 « À voir ces formes malheureuses, qu’il faut bien s’avouer humaines, on se reproche philanthropiquement d’avoir pu quelquefois manquer d’égards pour le singe, ce parent méconnu que notre orgueil de race s’obstine à repousser » (Nerval Citation1984, 325). Pour un commentaire de cette scène, voir notre article « La couleur des esclaves dans le Voyage en Orient de Nerval » (Citation2009).

23 « Je ne sus que longtemps après l’histoire des premiers jours de mon enfance » (Citation2007, 67).

24 Notons que le médecin Virey, malgré son discours négrophobe, n’en était pas moins opposé à l’esclavage. Dénonçant la cupidité et la cruauté des négriers et les conditions épouvantables dans lesquelles les esclaves étaient transportés en mer, il signale que certains étaient prêts à se suicider en se jetant à l’eau dès lors qu’on les faisait monter sur le pont. Sensible au désespoir qui s’emparait d’eux dès lors qu’ils comprenaient qu’ils seraient « séparés pour l’éternité de leurs femmes, de leurs enfants, de leur patrie », l’auteur de l’Histoire du genre humain affirme qu’ils pouvaient tomber dans une « mélancolie noire » (Citation1824, II, 99; je souligne).

25 « Ô mon Dieu ! ôtez-moi de ce monde ; je sens que je ne puis plus supporter la vie. À genoux, dans ma chambre, j’adressais au Créateur cette prière impie […] » (C. de Duras Citation2007, 91).

26 L’autobiographie d’Edward Said a été publiée en français sous le titre À contre-voie (Citation2002). Ce choix de titre pour la traduction française met l’accent sur le caractère subversif de l’auteur, ce qui n’est pas faux, mais il ne rend pas compte de la dimension émotionnelle et même déchirante qui figure dans le titre originel, lequel insiste sur l’impossible assignation de l’exilé, qui n’a plus et n’aura plus jamais de véritable chez soi : étant « hors lieu », il sera à jamais un «déplacé».

27 La véritable Ourika avait 2 ans en 1786, au moment où le chevalier de Boufflers l’a amenée en France. Étant née vers 1784, elle devait avoir 5 ans au moment de la Révolution française. Dans la nouvelle de Claire de Duras, la chronologie est différente : on sait que l’héroïne a quinze ans au moment de la conversation qu’elle entend avec Mme de B. (Citation2007, 71) ; elle a sans doute quelques années de plus au moment de la Révolution française, sans qu’on puisse le fixer avec plus de précision d’après les indices temporels qui figurent dans la nouvelle.

28 La fiction rejoint ici la biographie : le père de Claire de Duras, proche des Girondins, s’était opposé publiquement à l’exécution de Louis XVI : il fut lui-même guillotiné.

29 Les répercussions de ce traumatisme lié à la révolte de Saint-Domingue furent telles, dans la société française, qu’elles firent l’objet, au début du xixe siècle, d’une sorte d’« oubli » littéraire et culturel (une « silenciation »), dont seuls quelques textes de la Restauration comme le Bug Jargal (1819 et 1826) du jeune Hugo procurent un contre-exemple. C’est du moins la thèse de Michel-Rolph Trouillot dans un livre important et polémique, Silencing the Past (Citation1995). Ourika vérifie en partie, mais en partie seulement, cette interprétation, car si l’on peut dire que l’héroïne témoigne bel et bien d’un effet de silencing en n’évoquant ni les noms des grands libérateurs d’Haïti (Dessalines, Toussaint-Louverture …), ni la répression féroce exercée par l’armée française contre les insurgés, elle n’en parle pas moins de cet événement historique en mettant explicitement sa condition noire (et son passé d’ancienne esclave) en relation avec la révolte d’Haïti–fût-ce pour s’en désolidariser (notre analyse converge ici avec celle de R. Mitchell Citation2020, 89–90).

30 C’est la thèse qu’il soutient dans un très beau livre qui concerne essentiellement quatre auteurs écrivant sous le Second Empire (Gautier, Baudelaire, Nerval et Flaubert), et dont il montre que leur mélancolie est une forme indirecte d’opposition politique et plus largement intellectuelle à un régime qui ne permettait plus son expression, sauf à s’exiler comme Hugo (Chambers Citation1987).

31 Voir par exemple Jean-Baptiste Piquenard, Adonis ou le bon nègre, anecdote coloniale [Citation1798] (Citation2005). Il existe bien sûr l’équivalent féminin, la figure topique de la « bonne négresse » : voir Biondi (Citation2010).

Additional information

Notes on contributors

Sarga Moussa

Sarga Moussa is Director of Research at the Centre National de la Recherche Scientifique and Director of the UMR THALIM (CNRS-Université Sorbonne Nouvelle-ENS). He has taught at various universities in France, Switzerland, Germany and Lebanon. He is editor-in-chief of the online journal Viatica. He is a specialist in literary orientalism and travel writing in the East and works more broadly on the representation of cultural otherness in French literature; he is particularly interested in the figures of nomadism, representations of slavery and raciological discourse. He is currently working, with Randa Sabry, on an anthology on the Suez Canal in literature and history to be published in the collection ‘Vers l’Orient’ that he directs with Daniel Lançon at UGA Éditions. Other publications include: co-edited with Hans-Jürgen Lüsebrink, Dialogues interculturels à l’époque coloniale et postcoloniale, Paris, Kimé, 2019; co-edited with Philippe Antoine, Chloé Chaudet et Gilles Louÿs, La Littérature de voyage aujourd’hui. Héritages et reconfigurations, in La Revue des lettres modernes, série ‘Voyages contemporains’, 2021–2; co-edited with Nicolas Dufetel, Voyages croisés entre l’Europe et l’Empire ottoman au XIXe siècle. Écrivains, artistes et musiciens à l’époque des Tanzimat, Istanbul, Isis, 2023.

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